Présentation
En février 2016, 24 experts venus de huit pays différents se sont réunis au Centre international de Recherche sur le Cancer (CIRC ; Lyon, France) pour évaluer la cancérogénicité de sept produits chimiques industriels (voir annexe).
Ces évaluations seront publiées dans le volume 115 des Monographies du CIRC1.
Le N,N-diméthylformamide a été mesuré dans l’environnement, et l’exposition personnelle a été quantifiée parmi des travailleurs de la fibre acrylique et du cuir synthétique. Dans une installation aux Etats-Unis, une grappe de trois cas de cancer des testicules a été signalée parmi 153 réparateurs d’un certain type d’avion de combat ayant été fortement exposés au N,N-diméthylformamide. Cela a conduit à une étude dans une installation similaire, pour laquelle quatre cas de cancer du testicule (où l’on attendait moins d’un cas) ont été rapportés chez 680 travailleurs utilisant du N,N-diméthylformamide dans une unité réparant le même type d’avion, alors que dans une unité de réparation d’avions de types différents, aucun cas n’était rapporté2.Une grappe de trois cas de cancer des testicules a également été rapportée chez des travailleurs utilisant le N,N-diméthylformamide dans une tannerie aux Etats-Unis. Une étude cas-témoins menée dans la population du comté où se trouvait la tannerie étayait l’existence d’une grappe de cancers chez les travailleurs du cuir. Le N,N-diméthylformamide provoquait des adénomes et des carcinomes hépatocellulaires3 après inhalation dans une étude sur des souris mâles et femelles, et une étude sur des rats mâles et femelles, et après inhalation ou par l’eau de boisson (ou en combinaison) dans une autre étude sur des rats mâles.
Le N,N-diméthylformamide est facilement absorbé. L’acide N-méthylcarbamoylmercapturique et les adduits carbamylés avec la valine et la lysine de la globine humaine et avec la cytosine, ont été détectés après exposition professionnelle. Le N,N-diméthylformamide induit un stress oxydatif chez les êtres humains exposés, tout comme dans les systèmes expérimentaux in vivo et in vitro. Le N,N-diméthylformamide a été classé comme « probablement cancérogène pour l’homme » (Groupe 2A), sur la base d’« indications limitées chez l’homme » qu’il provoque le cancer des testicules, et d’« indications suffisantes de sa cancérogénicité chez l’animal de laboratoire ».
Il y a exposition au 2-mercaptobenzothiazole chez les travailleurs de l’industrie chimique et dans la population générale (par contact cutané avec des produits contenant du caoutchouc), et possiblement aussi chez les travailleurs de l’industrie du caoutchouc ou de la fabrication de pneus. Le 2-mercaptobenzothiazole a également été retrouvé comme contaminant dans l’environnement, et détecté dans la poudrette de caoutchouc utilisée dans le revêtement des terrains de jeux. Dans une usine chimique de fabrication de 2-mercaptobenzothiazole au Pays de Galles, la comparaison entre des travailleurs exposés et la population anglaise et galloise montrait un excès significatif de nouveaux cas de cancer de la vessie, et une tendance non statistiquement significative en fonction de l’exposition cumulative croissante4. Une étude5 réalisée dans une usine chimique aux Etats-Unis signalait quant à elle une surmortalité par cancer de la vessie statistiquement significative et quatre fois supérieure à la normale, et une tendance positive, statistiquement significative, en fonction de l’exposition cumulative croissante. Dans des études par gavage, le 2-mercaptobenzothiazole augmentait l’incidence combinée des adénomes et des carcinomes hépatocellulaires chez les souris femelles, et augmentait aussi l’incidence combinée de phéochromocytomes bénins et malins de la glande surrénale, d’adénomes et carcinomes de la glande préputiale (combinés), de leucémie à cellules mononucléées et de tumeurs bénignes et malignes de la peau chez des rats mâles6. Aucune donnée n’était disponible sur la toxico-cinétique ou les mécanismes d’action chez les humains exposés. Chez les rongeurs, le 2-mercaptobenzothiazole est bien absorbé, largement diffusé, et excrété dans l’urine. Le 2-mercaptobenzothiazole a été classé dans le Groupe 2A, sur la base d’ « indications limitées chez l’homme » qu’il provoque le cancer de la vessie, et d’ « indications suffisantes de cancérogénicité chez l’animal de laboratoire ».
L’exposition à l’hydrazine est principalement professionnelle, avec les expositions les plus élevées dans les établissements utilisant l’hydrazine comme propergol de fusée ou carburant d’aviation. Les risques de cancer chez les travailleurs réalisant des essais sur les fusées ont été étudiés dans un même établissement au sein de deux cohortes se chevauchant7,8. Une étude prenait en compte uniquement la mortalité8 alors que l’autre présentait aussi des données d’incidence7, et chaque étude utilisait des critères d’admissibilité et des définitions d’exposition différents. Les deux études montraient un excès d’incidence du cancer du poumon chez les travailleurs considérés comme fortement exposés à l’hydrazine, et ce dès le début de l’histoire de l’établissement. L’incidence du cancer du poumon montrait un rapport exposition-réponse positif statistiquement significatif7. Chez la souris, l’hydrazine provoquait des adénomes et carcinomes du poumon dans de multiples études par gavage, dans l’eau de boisson, et injection intrapéritonéale9 et des adénomes et carcinomes hépatocellulaires dans trois études par administration orale9,10. Chez le rat, l’hydrazine dans l’eau de boisson causait des adénomes et carcinomes hépatocellulaires dans deux études, et des tumeurs du poumon dans une étude10. Chez le hamster, l’hydrazine dans l’eau de boisson induisait des adénomes ou carcinomes hépatocellulaires dans deux études11. Chez l’homme, l’hydrazine est rapidement absorbée et métabolisée. Dans les systèmes expérimentaux, l’hydrazine induit un stress oxydatif, est génotoxique, et modifie l’apport de nutriments (induisant la stéatose hépatique chez le rat). L’hydrazine a été classée dans le Groupe 2A, sur la base d’« indications limitées chez l’homme » qu’elle provoque le cancer du poumon, et d’ « indications suffisantes de cancérogénicité » chez l’animal de laboratoire.
Le tétrabromobisphénol A, un retardateur de flamme largement utilisé, est détecté dans presque tous les compartiments biotiques et abiotiques du monde entier. Les expositions professionnelles ont été mesurées sur des sites de production de produits électroniques et des installations de recyclage. La population générale, y compris les bébés et les jeunes enfants, est exposée à travers le lait maternel, l’alimentation, ainsi que l’ingestion de poussière domestique. Dans des études par gavage, le tétrabromobisphénol A provoquait une augmentation de l’incidence combinée des carcinomes hépatocellulaires et hépatoblastomes, de l’incidence des hépatoblastomes, hémangiosarcomes et tumeurs du gros intestin chez les souris mâles, et induisait des adénocarcinomes utérins et de rares cas de tumeurs müllériennes malignes mixtes de l’utérus chez les rats femelles12. Le tétrabromobisphénol A interagit avec les récepteurs nucléaires humains, y compris le récepteur des hormones thyroïdiennes et le récepteur PPAR-γ13. Il module les enzymes se rapportant au système endocrinien, dont l’aromatase, et est un puissant inhibiteur de l’œstrogène sulfotransférase14,15. Le tétrabromobisphénol A induit un stress oxydatif dans les cellules humaines in vitro et chez plusieurs espèces in vivo, et a des effets immunosuppresseurs dans les cellules Natural Killer humaines in vitro et chez la souris in vivo16. La majorité des membres du Groupe de Travail a soutenu son classement dans le Groupe 2A sur la base d’ « indications suffisantes de cancérogénicité chez l’animal de laboratoire », et de fortes indications mécanistiques.
Les expositions professionnelles au 1-bromopropane ont été signalées dans l’industrie chimique, et au cours de la production et de l’utilisation de colles en spray, du dégraissage à la vapeur, et du nettoyage à sec de tissus. Dans des études par inhalation, le 1-bromopropane augmentait l’incidence d’adénomes ou de carcinomes bronchio-alvéolaires chez les souris femelles, et l’incidence combinée de tumeurs cutanées bénignes ou malignes et l’incidence du mésothéliome de la tunique vaginale chez les rats mâles17. Des métabolites du 1-bromopropane ont été détectés dans l’urine des travailleurs exposés.
L’exposition professionnelle ou environnementale au 3-chloro-2-méthylpropène technique peut résulter d’une utilisation dans l’industrie chimique et comme fumigant de semences. Dans des études par gavage18, le 3-chloro-2-méthylpropène de qualité technique augmentait l’incidence de carcinomes du pré-estomac chez les souris mâles, et de papillomes du pré-estomac chez les rats femelles, ainsi que l’incidence combinée de papillomes ou carcinomes du pré-estomac chez les souris femelles et les rats mâles. Dans des études par inhalation, le 3-chloro-2-méthylpropène de qualité technique induisait des papillomes du pré-estomac chez les souris mâles et femelles et les rats mâles; des adénomes de la glande de Harder chez les souris femelles, et des tumeurs des cellules folliculaires thyroïdiennes chez les rats mâles ont également été rapportés.
Les professionnels de santé, les personnes travaillant dans les salons d’onglerie, les utilisateurs de colles industrielles, et les travailleurs des usines de production chimique peuvent être exposés professionnellement à la N,N-diméthyl-p-toluidine; et la population générale peut être exposée via du matériau dentaire, du ciment osseux, et du vernis à ongles. Chez les rongeurs exposés par voie orale, la N,N-diméthyl-p-toluidine est facilement absorbée, largement distribuée, rapidement métabolisée et excrétée principalement dans l’urine. Dans des études par gavage19, la N,N-diméthyl-p-toluidine induisait des carcinomes hépatocellulaires et des hépatoblastomes chez les souris mâles et femelles, et des carcinomes hépatocellulaires chez les rats mâles et femelles.
Le 1-bromopropane, le 3-chloro-2-méthylpropène et la N,N-diméthyl-p-toluidine ont été classés comme « peut-être cancérogènes pour l’homme» (Groupe 2B), sur la base d’ « indications suffisantes de cancérogénicité chez l’animal de laboratoire ».
Nous déclarons n’avoir aucun conflit d’intérêts.
Yann Grosse, Dana Loomis, Kathryn Z Guyton, Fatiha El Ghissassi, Véronique Bouvard, Lamia Benbrahim-Tallaa, Heidi Mattock, Kurt Straif; au nom du Groupe de travail des Monographies du Centre international de Recherche sur le Cancer.
Article disponible en anglais
Grosse Y, Loomis D, Guyton KZ, El Ghissassi F, Bouvard V, Benbrahim-Tallaa L, et al. Carcinogenicity of some industrial chemicals. The Lancet Oncology. 2016 Apr;17(4):419–20: http://dx.doi.org/10.1016/S1470-2045(16)00137-6
Pour plus d’informations sur les Monographies du CIRC : http://monographs.iarc.fr
Prochaines réunions
24–31 mai 2016, Volume 116 : Café, maté et boissons très chaudes;
4–11 octobre 2016, Volume 117 : Pentachlorophénol et composés apparentés.
Membres du Groupe de Travail de la Monographie
C W Jameson (Etats-Unis; président de la réunion); I Linhart (République tchèque); H U Käfferlein (Allemagne); G Ichihara (Japon); T Nomiyama (Japon); K Ogawa (Japon); H Kromhout (Pays-Bas); M van den Berg (Pays-Bas); M M Marques (Portugal); M A Abdallah (Royaume-Uni); R C Cattley (Etats-Unis); A Ducatman (Etats-Unis); J K Dunnick (Etats-Unis); K W Hanley (Etats-Unis); K Houck (Etats-Unis); R Melnick (Etats-Unis); F E Mirer (Etats-Unis); S Nesnow (Etats-Unis); A M Ruder (Etats-Unis); J M Sanders (Etats-Unis); K Steenland (Etats-Unis); R T Zoeller (Etats-Unis)
Déclaration d’intérêts
RM a été impliqué dans un litige sur le cancer de la vessie et l’exposition à la p-crésidine et D-toluidine; KO est un employé du gouvernement japonais; tous les autres membres du Groupe de Travail ne déclarent aucun conflit d’intérêts.
Spécialistes invités
D C Glass (Australie); T Sorahan (Royaume-Uni)
Déclaration d’intérêts
DCG a reçu un financement de l’Australian Institute of Petroleum; TS a reçu des bourses de recherche de l’industrie du caoutchouc et de l’industrie pétrolière.
Représentants
M Bisson (Institut national de l’environnement industriel et des risques (INERIS); France)
Déclaration d’intérêts
Le Représentant ne déclare aucun conflit d’intérêts
Observateurs
S Borghoff (American Chemistry Council’s North American Flame Retardant Alliance; Etats-Unis); W Dekant (Bromine Science and Environmental Forum; Belgique); P Erkekoglu (Université Hacettepe; Turquie); S Jacobi (Albemarle Europe SPRL; Belgique); O Manor (ICL-Industrial Products; Israël); V Thomas (Université Paris Dauphine; France)
Déclaration d’intérêts
SB a fourni des services de recherche et de conseil pour le panel de la North American Flame Retardant Alliance de l’American Chemistry Council; WD a bénéficié d’un financement du Bromine Science and Environmental Forum pour un rapport sur le tétrabromobisphénol A et de l’American Chemistry Council. Tous les autres observateurs déclarent ne pas avoir de conflits d’intérêts.
Secrétariat CIRC/OMS
L Benbrahim-Tallaa; V Bouvard; R Carel; F El Ghissassi; Y Grosse; K Z Guyton; D Loomis; H Mattock; K Straif
Déclaration d’intérêts
Tous les membres du Secrétariat déclarent ne pas avoir de conflit d’intérêts
Préambule (anglais) aux Monographies du CIRC, voir http://monographs.iarc.fr/ENG/Preamble/index.php
Déclarations d’intérêts, voir http://monographs.iarc.fr/ENG/Meetings/vol115-participants.pdf
L’appendice se trouve en ligne
Annexe
Table 1 : Agents évalués par le Groupe de travail des Monographies pour le Centre international de Recherche sur le Cancer
Utilisation | Indications issues de l’Homme (sites des cancers) | Indications issues de l’expérimentation animale | Classification du CIRC | |
N,N-diméthylformamide | Fabrication de fibres acryliques et de cuir synthétique; haut volume de production | Limitées (testicules) | Suffisantes | 2A |
2-mercaptobenzothiazole | Fabrication de produits en caoutchouc; inhibiteur de corrosion; haut volume de production | Limitées (vessie) | Suffisantes | 2A |
Hydrazine | Fabrication de produits chimiques et de produits grand public ou industriels; propergol pour fusée | Limitées (poumon) | Suffisantes | 2A |
Tétrabromobisphénol A | Retardateur de flamme contenu dans une large variété de produits de consommation; haut volume de production | Pas de données | Suffisantes | 2A* |
1-bromopropane | Adhésifs en spray, dégraissage à la vapeur et nettoyage à sec de tissus | Pas de données | Suffisantes | 2B |
3-chloro-2-méthylpropène (qualité technique) | Production de pesticides; fumigant | Pas de données | Suffisantes | 2B |
N,N-diméthyl-p-toluidine | Préparation de matériaux dentaires, ciment osseux, colles industrielles et ongles artificiels; haut volume de production | Pas de données | Suffisantes | 2B |
* Cette classification a été basée sur « des indications suffisantes de cancérogénicité chez l’animal de laboratoire », et de fortes indications mécanistiques que le tétrabromobisphénol A module les effets médiés par les récepteurs, induit un stress oxydatif, et est immunosuppresseur.